Yoko et Myna
Articles divers

Rencontre

Bonjour… Voilà donc mon interview (téléphonique) de Roger Leloup, publiée dans Le Quotidien de Paris du 17 septembre 1996. Je l’avais appelé chez lui, le 13 septembre en début d’après-midi, depuis un bureau des éditions Dupuis. En la relisant, j’y ai noté des maladresses et des erreurs de jeunesse… Tant pis, je l’assume telle quelle, et vous en laisse le libre usage – à condition qu’il n’y ait pas de coupes. Certaines questions vous paraîtront peut-être “enfoncer des portes ouvertes”. Gardez simplement à l’esprit que cette interview était destinée à un media généraliste. Je ne m’adressais pas à des connaisseurs de Yoko, ni même de bandes dessinées en général. Poser des questions trop “pointues” aurait ennuyé la plupart des lecteurs. Mais je ne me plains pas, c’était formidable que l’on m’offre une pleine page pour interviewer un auteur de bandes dessinées… Et c’est formidable qu’un site comme le vôtre puisse aujourd’hui offrir ce texte aux fans de Yoko. Cordialement, Pierre Fageolle.

RENCONTRE


 

LES CONFIDENCES DE YOKO TSUNO RENCONTRE Les éditions Dupuis ont publié mercredi dernier le vingt-et-unième album de Yoko Tsuno, “La porte des âmes“. Son créateur, l’humaniste et perfectionniste Roger Leloup, nous parle de ses lointains repérages, de son exigence inquiète et de son enfance rêveuse.

Le Quotidien de Paris – Comment est né le personnage de Yoko Tsuno ? Vous souvenez-vous de son premier crayonné ? Roger Leloup – Après quinze ans passés au Studio Hergé, à travailler sur les décors de Tintin, de Lefranc et Alix, j’avais besoin de voler de mes propres ailes. J’ai d’abord proposé aux éditions Dupuis le personnage d’une hôtesse de l’air, qui devait s’appeler Sabine si elle avait travaillé pour la Sabena (NDR : compagnie aérienne belge de l’époque) ou France pour Air France. Mais la Natacha de Walthéry est née à peu près à cette période, et il y aurait eu doublon. J’ai imaginé Yoko alors que je préparais une aventure de Jacky et Célestin, où elle ne devait jouer qu’un rôle très secondaire. Je me souviens parfaitement de son premier crayonné, c’était dans la soirée de Noël 1968, alors que ma femme était déjà couchée. Je l’ai présentée à Charles Dupuis pour le Noël suivant, et sa première planche est parue dans Spirou le 24 septembre 1970. Je m’en rappelle très bien, parce que le chiffre 24 revient toujours à des moments clés de ma vie. J’ai longtemps habité à un numéro 24, j’ai acheté le terrain de ma maison un 24… et l’une de mes filles est elle-même née un 24 septembre, un peu avant Yoko.

– Cette jeune aventurière incarne t-elle votre propre part féminine ? – Oui, bien sûr. Je peux lui faire dire des choses poétiques, sentimentales, qu’un héros masculin ne se permettrait pas. Yoko est l’amie que je n’ai pas eue dans mon enfance. J’étais fils unique, mon père était prisonnier de guerre des Allemands, et ma mère devait trimer à son salon de coiffure, à Verviers. Elle me houspillait : « Ce n’est pas avec tes petits avions ou tes bandes dessinées que tu vas réussir dans la vie ! » Je parlais très peu, je jouais dans le jardin avec des bocaux remplis de salamandres, et on n’abordait pas les filles avec la même liberté qu’aujourd’hui. Alors je me racontais des histoires où une petite s?ur venait se reposer sur mon épaule.

– D’autres auteurs de bandes dessinées ont partagé leur carrière entre plusieurs héros. N’avez-vous jamais eu envie de changer d’univers ? – Si un personnage ne rencontre pas le succès escompté, je comprends qu’on aille voir ce qui se passe ailleurs. Mais Yoko ne m’a jamais trahie. Elle a encore beaucoup de facettes à me faire découvrir. J’ai pourtant abordé un travail un peu différent, en écrivant deux vrais romans, d’abord publiés chez Duculot, et maintenant repris par Casterman. Le premier, “Le pic des ténèbres”, m’a valu le prix de science-fiction française 90 – et n’a rien à voir avec Yoko. Le second, en revanche, raconte son enfance ; avec “L’écume de l’aube”, j’ai ainsi pu rentrer dans son c?ur, ses sentiments, son âme. Je l’ai illustré, celui-là, et j’en prépare un troisième. Pour être honnête, je continuerai à privilégier les bandes dessinées, ne serait-ce que pour une simple question matérielle. Je suis à peu près sûr de vendre 120.000 copies d’un nouvel album de Yoko dans les six mois qui suivent sa parution, plus les 50.000 de l’édition irlandaise. Alors que j’arrive aujourd’hui à 12.000 exemplaires du premier roman.

– De quel album de Yoko êtes-vous le plus fier ? – Le mot “fier” ne me convient pas vraiment, mais il y a un album “clef de voûte”, du côté des histoires fantastiques, qui est “La frontière de la vie”. “Les titans”, aussi, pour la science-fiction, à bénéficié de ma passion pour les insectes…

– Où entraînerez-vous Yoko pour sa vingt-deuxième aventure ? – En Chine. Elle va rechercher le tombeau de la troisième épouse d’un empereur. Elle voudra remonter le temps pour modifier quelque chose dans le cours de l’histoire, et devra s’opposer à son amie Monya pour cela. Je vais dessiner une nouvelle page de garde, qui sera plus assortie avec l’ouverture de l’album. Je suis allé sur place pour des repérages ; j’en ai ramené un sale virus, d’ailleurs…

– Vos décors sont toujours très soignés. Partez-vous à chaque fois sur place pour ramener des documents photos ? – Pas systématiquement. J’ai vu Bali pour “Le matin du monde”. Pour “L’Astrologue de Bruges”, j’étais seulement à une heure de voiture… Pour l’Écosse de “La Proie et l’ombre”, j’ai fabriqué la maquette du château à partir de différentes brochures touristiques. J’ai des souvenirs très émouvants de certains repérages. À Cologne, pour “L’or du Rhin”, je suis entré dans la Cathédrale alors que les enfants de la ville y étaient réunis, cierge en main. Ils priaient pour la paix dans le Golfe, mais la guerre allait être déclarée le lendemain. Moi, j’avais vu cette cathédrale au lendemain de la seconde guerre, dressée, seule, parmi les cendres de la ville rasée… Pour “Le dragon de Hong-Kong”, aussi, j’ai de merveilleux souvenirs : je me suis mis à pleurer en voyant, de la fenêtre de mon hôtel, une petite jonque blanche entrer au port entre deux destroyers américains. Une jeune chinoise qui me servait de guide m’a dit qu’en une semaine, je lui avais davantage appris que son père, qu’il ne fallait pas que je pleure parce que j’allais parler de Hong-Kong… Maintenant, même si je voyage en simple touriste, je prends beaucoup de photos, au cas où une idée d’aventure germerait ensuite. J’ai un téléobjectif qui me permet de photographier les gens de loin, sans les déranger dans leur vie quotidienne.

Yoko et Myna

– Voyagiez-vous déjà pour les décors de Tinin, du temps du Studio Hergé ? – Non, pas du tout. Dans “L’affaire Tournesol”, lorsque Tintin vole un char pour échapper aux Bordures, j’ai travaillé de mémoire, puisque j’étais chef de char pendant mon service militaire. Hergé travaillait surtout sur documentation. L’île de “Vol 714 pour Sydney” était complètement inventée, comme l’Himalaya de “Tintin au Tibet”. À propos de cet album, d’ailleurs, on glose beaucoup sur l’idéal de pureté, la recherche personnelle d’Hergé, mais la vérité est plus simple. Appâté par le bouquin d’Heuvelmans sur le sujet, il voulait mettre Tintin sur les traces d’un animal légendaire, et seul le Yéti était crédible.

– Parmi les caractéristiques de votre style, il faut noter la finesse des couleurs. Comment les travaillez-vous ? – Je colorie au crayon des photocopies format A3 des planches terminées. Je les garde ensuite, car ça donne un assez bel aspect velouté, mais c’est le studio Leonardo qui finalise. Carla, la femme de Vittorio Leonardo, travaillait à la gouache jusqu’au vingtième album. Ils m’ont alors proposé de passer au coloriage par ordinateur. J’avais peur que le résultat soit froid, mais en fait, on évite ainsi tout décalage entre les pigments naturels des peintures et les capacités de l’imprimerie. J’ai envie de recolorier d’anciens albums, pour ne plus voir de Vinéens bleu Schtroumpd ou de décors qui changent subitement de ton selon la page – mais il vaut peut-être mieux que je me consacre à de nouvelles histoires. Honnêtement, je trouve que “La porte des âmes” est à ce jour l’album le plus propre en termes de coloriage. Carla perçoit très bien le côté sentimental de Yoko, elle sait bien le faire passer dans sa palette.

– J’imagine que vous recevez un courrier assez insolite… ? – Des lettres charmantes, le plus souvent. Un jour de cafard, sous un ciel très gris, j’ai reçu une lettre d’une petite polynésienne. Elle me demandait simplement quand sortirait le prochain album de Yoko, mais ça m’a remis le moral d’aplomb et je lui ai répondu. Elle m’a renvoyé une longue carte postale panoramique qui disait “Je t’envoie tout le soleil de mon île”. De façon générale, les lectrices réclament souvent des aventures dans l’espace, alors que les garçons préfèrent les albums “terriens”.

– Avez-vous une vision à long-terme de l’évolution de Yoko ? – J’aurai 63 ans le 17 novembre prochain, vous savez. À cet âge-là, on ne fait plus de plans sur la comète – d’autant que je me suis fait quelques frayeurs côté santé, dernièrement. Travailler sur une aventure de Yoko me prend 70 heures par semaine : pour “La porte des âmes”, je suis à peine sorti dans mon jardin entre janvier et juin dernier. C’est un peu à cause de ça que j’ai abordé le roman : si ma main droite ne répondait plus aussi bien, je pourrais toujours dicter des phrases. J’ai une autre histoire en réserve, un peu “à la Buck Danny”, mais aujourd’hui, les avions n’exercent plus la même fascination sur les jeunes. C’est devenu quelque chose de quotidien, presque banal. En même temps, on ne peut pas lutter avec les dinosaures de Spielberg ou les space-operas de Lucas. Le moindre de leurs effets spéciaux sera toujours plus impressionnant que le meilleur dessin. Je vais donc continuer à développer un style de science-fiction personnel, plus poétique, pour Yoko. Car je vais mettre plus que jamais toute mon énergie dans ses aventures.

propos recueillis par Pierre Fageolle. Publiée dans Le Quotidien de Paris du 17 septembre 1996.

C'est Moi

7 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *